vendredi 2 décembre 2011

Réflexion rapide philosophico-économique sur le mal de vivre

Aujourd’hui, la valeur des individus est réduite à cette capacité de faire rouler l’économie. Ainsi, le marché devient le modèle des rapports humains et la norme première, l’intérêt que chacun porte à lui-même: «[l]’aspiration au bien-être matériel est donnée comme la seule destinée humaine concevable, l’homme lui-même est présenté comme l’inlassable chercheur de son avantage personnel maximal dans toutes les circonstances de son existence, et il n’y a pas de domaine de cette existence qui ne puisse être le terrain d’une visée maximisatrice d’une satisfaction individuelle» (Christian Laval, L’Homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Paris, Gallimard (NRF Essais), 2007, p. 10).

Dorénavant, la société se compose d’individus qui revendiquent le droit primordial d’obéir à leurs propres intérêts, et ce, avant l’intérêt collectif. De sujet, chacun devient un objet, une ressource dont la principale qualité est d’être utile, et la société, un groupe uni essentiellement par l’utilité mutuelle qu’entretiennent ses membres: «[l]’illimitation productive et marchande débouche sur une nouvelle clôture du monde, produit une réduction générale des humains et de leurs activités à des objets dont la valeur – et, partant, leur droit à l’existence – ne dépend que de leur utilité économique. Le règne des quantités auxquelles nous sommes assignés se confond avec l’idée dominante du bonheur humain maximal» (Ibid., p. 11).

Par conséquent, que vaut la vie lorsqu’on ne porte pas la griffe de vêtements à la mode, lorsqu’on ne possède pas le téléphone portable dernier cri, le nec plus ultra des tablettes numériques, le bungalow dans le tout nouveau développement du coin, l’auto de l’année dans son entrée en asphalte reluisante?

Petite lecture 
Robert Rowland Smith, Petit Déjeuner avec Socrate. Une philosophie de la vie quotidienne, Paris, Seuil, 2011.

J’ai eu le bonheur d’étudier la philosophie et, plus récemment, l’éthique appliquée et la philosophie politique. La philo offre une perspective fondamentale sur la réalité, et ce, même sur les tracas les plus quotidiens. D’ailleurs, je crois que plusieurs personnes qui s’imaginent avoir des problèmes psychologiques ont en réalité des interrogations philosophiques. Robert Rowland Smith, dans Petit Déjeuner avec Socrate, nous fait revivre nos banales journées en empruntant les regards des plus grands philosophes: le réveil ou qu’est ce que la réalité? avec Descartes, le magasinage ou le narcissisme avec Freud et Lacan, l’entraînement physique ou la mort avec Heidegger, l’hygiène avec Archimède (évidemment!)…

mardi 2 août 2011

Des sables doubleplus éthiques

«Freedom is the freedom to say that two plus two make four. If that is granted, all else follows.» George Orwell, Nineteen Eighty-Four, New York, Penguin, 1984, p. 73.

Comme ça, c’est vraiment vrai: notre huile est éthique?

L’importance de l’écrivain George Orwell est indéniable: même des individus de droite se réclament de lui, qui était plutôt socialiste. Je crois même qu’il est impossible de bien comprendre la politique contemporaine sans avoir lu 1984 et La Ferme des animaux de George Orwell. Mais plus particulièrement, et surtout depuis la chute du communisme, 1984, qui fait étalage de stratégies afin de maintenir un État totalitaire et de s’assurer de la soumission des citoyens : désinformation, révisionnisme historique, destruction du langage – grâce à la «novlangue» –, donc de la raison. D’où les trois maximes de l’Angsoc, le parti au pouvoir en Océania, l’un des trois grands blocs politiques en 1984 avec les un jour ennemis, un jour alliés Eurasia et Estasia: «la guerre, c’est la paix», «la liberté, c’est l’esclavage», «l’ignorance, c’est la force».

Aujourd’hui, nous sommes encore loin de l’univers décrit par Orwell. Néanmoins, il arrive qu’au nom d’une idéologie, on ait tendance à nier la réalité. Prenez le cas des fétichistes de la liberté – entendons bien «de commerce» – et de l’économie sans régulation. D’une part, les théories économiques sur lesquelles ils s’appuient ont comme principe l’homo economicus, un individu rationnel qui sait ordonner ses préférences, maximiser son utilité et, surtout, analyser et anticiper le mieux possible la situation et les événements du monde qui l'entoure afin de prendre les décisions qui permettent cette maximisation. Bref, il doit être drôlement renseigné!

D’autre part, depuis les années 1960, des organismes libertariens, par l’entremise de scientifiques certes renommés, mettent moult efforts afin de combattre les découvertes scientifiques qui, selon eux, mettent en danger la liberté – encore une fois, entendons «de commerce». Passent à tabac la recherche scientifique sur les dangers de la cigarette, de la destruction de la couche d’ozone, des pluies acides, de la fumée secondaire, etc. Les écologistes sont devenus les nouveaux communistes, des «melons»: verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur.

Pour discréditer ces recherches, ces négationnistes ne procèdent pas par une démarche scientifique habituelle qui se conclut généralement par la publication dans une revue spécialisée indépendante après une révision de l’article par des pairs. Ils utilisent plutôt des moyens détournés: articles ou éditoriaux dans des journaux, conférences devant des partisans, blogues ou carnets en ligne, etc. Bref, ils ne s’exposent jamais à la critique des scientifiques qui mettraient en évidence les failles de leur argumentation, leur incompréhension des données, voire l’absence d’expérimentations de leur crû ou leur mauvaise foi. L’esprit critique dont se vantent plusieurs droitistes est ici à sens unique: on doute de la recherche ou, mieux, de la science même, et on fait une confiance aveugle aux clercs de l’économisme qui croient que si la science ne peut régler leurs problèmes, on n’a qu’à en rejeter ses principes.

Les droitistes font aussi dans la novlangue. En effet, depuis peu, au Canada, nous avons du pétrole «éthique»: nos sables bitumineux – car si ce sont nos Montagnes rocheuses, ce sont aussi nos sables bitumineux (ce qui nous enlève beaucoup de culpabilité liée à la péréquation) – sont «éthiques» car, contrairement au pétrole qui provient des pays musulmans, qui briment les droits fondamentaux de leurs ouailles, celui que les Albertains, de plus en plus aidés par les éthiques Chinois, tirent de leurs tar sands – qui sont entre-temps devenus des oil sands, plus propres – est libre, démocratique et féministe.

Le mot «éthique» est malheureusement le nouvel ajout dans le dictionnaire de la novlangue droitiste. Notre pétrole est éthique même s’il est sale et non renouvelable, même s’il détruit l’écosystème et si ses bailleurs de fonds nient cette liberté si chère à nos citoyens. Récapitulons: les écologistes se révèlent les nouveaux communistes et les anciens communistes s’avèrent éthiques parce qu’ils nous donnent de l’argent pour développer du pétrole sale mais plus propre que celui des étranges. Et l’Océania a toujours été en guerre avec l’Eurasia… Ou l’Estasia?

Petits liens

Un collègue de travail, émule de Jacques Brassard, vous fait suer lors de chaque tempête de neige, parce que, pour lui, il s’agit d’une preuve indéniable que les changements climatiques sont un mythe? Défendez-vous! Le site Internet Skeptical Science détruit 165 arguments de ces négationnistes. De plus, il offre un petit guide scientifique sur le climato-scepticisme, en français. Selon eux: «L'affirmation que les humains provoquent le réchauffement climatique global est basée sur de nombreux faisceaux de preuves indépendants. Le climato-scepticisme se focalise souvent sur des simples pièces du puzzle en réfutant le tableau complet des preuves. Notre climat change. Nous en sommes les principaux responsables en raison de nos émissions de gaz à effet de serre. Les faits à propos du changement climatique sont essentiels pour comprendre le monde qui nous entoure, et faire des choix éclairés concernant notre avenir».

Petite lecture
Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Merchants of Doubt. How a Handful of Scientits Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, New York, Bloomsbury Press, 2010.

Les marchands de doute se nomment, entre autres, Fred Seitz, Fred Singer et Will Nierenberg. Ils sont scientifiques, surtout physiciens, et ont connu la Guerre froide, travaillé avec des organismes du gouvernement américain, tels que le NASA, et collaboré avec des think-tanks de droite tels que les Marshall ou Cato Institutes. Leurs objectifs: combattre le consensus scientifique sur tout ce qui menace les idéologies conservatrices ou libertariennes américaines. J’ai donné des exemples plus haut : ils ont lutté aux côtés des tabagistes, des industries polluantes contre les mouvements écologistes dans le cas des pluies acides, par exemple, ont soutenu Reagan et son projet Star Wars même si tous les scientifiques connaissaient son inutilité, et ont même remis le DDT à la mode récemment, malgré les résistances accrues des insectes. Ils montent aux barricades afin de faire de l’obstruction lorsque le gouvernement souhaite réguler une industrie en particulier, sans, de leur coté, avoir recours à la science. En effet, ils ne font que très peu de recherche. Dans notre univers où il y a toujours deux côtés valables à une médaille et que l’information se doit d’être équilibrée – si 1000 scientifiques croient aux changements climatiques et quatre les nient, on assistera toujours à des débats un contre un –, et non objective, ils remportent un bon succès à retarder les réglementations. En revanche, les marchands de doute finissent par perdre, car la réalité, sur laquelle s’appuie la science, finit par l’emporter, même si les problématiques ont empiré et que ces réglementations deviennent, malheureusement, nécessaires.

Un site Internet est également consacré à Merchants of Doubt.

vendredi 15 avril 2011

Une gauche adroite (Wow! Quel jeu de mots!)

J’ai plusieurs points communs avec Pierre Céré, auteur d’Une gauche possible. Changement social et espace démocratique (Montréal, Liber, 2010). Nous venons tous deux de milieux populaires : Céré inhalait la poussière des mines de Rouyn-Noranda ; moi, je humais les parfums de tabac de la Rock City ou de souffre de l’Anglo et j’oyais les douces mélodies du train qui passait de l’autre côté de la rue Prince-Édouard, dans la paroisse Saint-Roch, à Québec. Au secondaire, nous avons tous deux fréquenté l’école privée, subissant parfois les sarcasmes de gosses de riches. Plus tard, nos parcours se sont séparés: alors que je révolutionnais tranquillement à l’université et que j’allongeais mon adolescence, il quittait pour l’Amérique latine faire la révolution, la vraie.



Certes, les propositions de Céré risquent de faire frémir ses anciens compagnons de combat et plusieurs souverainistes purs et durs (qui, à mon avis, portent trop souvent à droite). Il prend une position plus pragmatique. Mais la justice, l’équité et la solidarité demeurent. L’auteur souhaite plus de transparence et de démocratie – particulièrement avec l’instauration d’un mode de scrutin proportionnel évolutif – et moins de dogmes – le projet révolutionnaire classique de gauche étant un échec. Puis, entre autres, il faut développer le transport en commun et la médecine de proximité, instaurer des tarifs d’électricité plus équitables en faisant payer davantage les plus grands consommateurs, etc.

Un dialogue possible ?

Comme Céré, je crois qu’un État plus juste soit possible au Québec. Mais il faut avouer que les choses se sont drôlement bien améliorées depuis 40 ans. Les effets conjoints du capitalisme – je n’utiliserai jamais l’expression «économie de marché» trop politically correct – et de l’État providence. Seuls des idiots veulent revenir au Québec des années 1950.

Peu importe l’issue, il faut absolument se débarrasser de la question nationale qui ne fait qu’ajouter du poids mort dans nos débats.

Puis il faut dialoguer. Pour ce faire, la gauche doit s’affranchir de son lyrisme et de certains de ses dogmes qui, historiquement, n’ont pas donné les résultats les plus heureux.

La droite québécoise, quant à elle, doit arrêter de se calquer sur sa grande sœur américaine, stérile, ignorante, hypocrite et de mauvaise foi. Ce n’est pas en s’alliant avec des fondamentalistes et des créationnistes, en promouvant des idéologies bourgeoises qui mènent à des ploutocraties ou en niant la science que les droitistes montrent qu’ils ont une pensée plus rigoureuse que les autres. De plus, ils se comportent trop souvent comme Statler et Waldorf, les deux vieux qui squattent le balcon du Muppet Show, et qui ne font que verser leur fiel sur le spectacle sans jamais rien apporter de neuf, de constructif ou d’utile.

Petite lecture
Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard (Folio essais, 524), 2009.

Les prochaines élections nous incitent à bien discerner les différentes valeurs qui sont sous-entendues dans les divers discours politiques. Mais surtout, elles nous invitent à analyser les déclinaisons du libéralisme. Car tous les partis politiques en place en proposent une version. (Ceux qui voient du socialisme dans cette campagne électorale, voire dans la politique canadienne, ont sérieusement besoin de lunettes ou d’yeux neufs.) Dans son ouvrage, Catherine Audard traite autant des origines du libéralisme (Hume, Mill, Smith et consort) que de ses versions contemporaines (libertarianisme, libéralisme égalitaire rawlsien, communautarisme, etc.) et des défis auxquels il doit faire face aujourd’hui, dont les revendications des minorités. Elle s’attarde même sur la Commission Bouchard-Taylor et l’originalité de ce débat qui fait du Québec une démocratie assez sexy. Il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour voter. Mais vous ne pouvez voter en toute conscience sans l’avoir lu. Faites vite: l’ouvrage a environ 1 000 pages et les élections sont le 2 mai.