mardi 2 août 2011

Des sables doubleplus éthiques

«Freedom is the freedom to say that two plus two make four. If that is granted, all else follows.» George Orwell, Nineteen Eighty-Four, New York, Penguin, 1984, p. 73.

Comme ça, c’est vraiment vrai: notre huile est éthique?

L’importance de l’écrivain George Orwell est indéniable: même des individus de droite se réclament de lui, qui était plutôt socialiste. Je crois même qu’il est impossible de bien comprendre la politique contemporaine sans avoir lu 1984 et La Ferme des animaux de George Orwell. Mais plus particulièrement, et surtout depuis la chute du communisme, 1984, qui fait étalage de stratégies afin de maintenir un État totalitaire et de s’assurer de la soumission des citoyens : désinformation, révisionnisme historique, destruction du langage – grâce à la «novlangue» –, donc de la raison. D’où les trois maximes de l’Angsoc, le parti au pouvoir en Océania, l’un des trois grands blocs politiques en 1984 avec les un jour ennemis, un jour alliés Eurasia et Estasia: «la guerre, c’est la paix», «la liberté, c’est l’esclavage», «l’ignorance, c’est la force».

Aujourd’hui, nous sommes encore loin de l’univers décrit par Orwell. Néanmoins, il arrive qu’au nom d’une idéologie, on ait tendance à nier la réalité. Prenez le cas des fétichistes de la liberté – entendons bien «de commerce» – et de l’économie sans régulation. D’une part, les théories économiques sur lesquelles ils s’appuient ont comme principe l’homo economicus, un individu rationnel qui sait ordonner ses préférences, maximiser son utilité et, surtout, analyser et anticiper le mieux possible la situation et les événements du monde qui l'entoure afin de prendre les décisions qui permettent cette maximisation. Bref, il doit être drôlement renseigné!

D’autre part, depuis les années 1960, des organismes libertariens, par l’entremise de scientifiques certes renommés, mettent moult efforts afin de combattre les découvertes scientifiques qui, selon eux, mettent en danger la liberté – encore une fois, entendons «de commerce». Passent à tabac la recherche scientifique sur les dangers de la cigarette, de la destruction de la couche d’ozone, des pluies acides, de la fumée secondaire, etc. Les écologistes sont devenus les nouveaux communistes, des «melons»: verts à l’extérieur et rouges à l’intérieur.

Pour discréditer ces recherches, ces négationnistes ne procèdent pas par une démarche scientifique habituelle qui se conclut généralement par la publication dans une revue spécialisée indépendante après une révision de l’article par des pairs. Ils utilisent plutôt des moyens détournés: articles ou éditoriaux dans des journaux, conférences devant des partisans, blogues ou carnets en ligne, etc. Bref, ils ne s’exposent jamais à la critique des scientifiques qui mettraient en évidence les failles de leur argumentation, leur incompréhension des données, voire l’absence d’expérimentations de leur crû ou leur mauvaise foi. L’esprit critique dont se vantent plusieurs droitistes est ici à sens unique: on doute de la recherche ou, mieux, de la science même, et on fait une confiance aveugle aux clercs de l’économisme qui croient que si la science ne peut régler leurs problèmes, on n’a qu’à en rejeter ses principes.

Les droitistes font aussi dans la novlangue. En effet, depuis peu, au Canada, nous avons du pétrole «éthique»: nos sables bitumineux – car si ce sont nos Montagnes rocheuses, ce sont aussi nos sables bitumineux (ce qui nous enlève beaucoup de culpabilité liée à la péréquation) – sont «éthiques» car, contrairement au pétrole qui provient des pays musulmans, qui briment les droits fondamentaux de leurs ouailles, celui que les Albertains, de plus en plus aidés par les éthiques Chinois, tirent de leurs tar sands – qui sont entre-temps devenus des oil sands, plus propres – est libre, démocratique et féministe.

Le mot «éthique» est malheureusement le nouvel ajout dans le dictionnaire de la novlangue droitiste. Notre pétrole est éthique même s’il est sale et non renouvelable, même s’il détruit l’écosystème et si ses bailleurs de fonds nient cette liberté si chère à nos citoyens. Récapitulons: les écologistes se révèlent les nouveaux communistes et les anciens communistes s’avèrent éthiques parce qu’ils nous donnent de l’argent pour développer du pétrole sale mais plus propre que celui des étranges. Et l’Océania a toujours été en guerre avec l’Eurasia… Ou l’Estasia?

Petits liens

Un collègue de travail, émule de Jacques Brassard, vous fait suer lors de chaque tempête de neige, parce que, pour lui, il s’agit d’une preuve indéniable que les changements climatiques sont un mythe? Défendez-vous! Le site Internet Skeptical Science détruit 165 arguments de ces négationnistes. De plus, il offre un petit guide scientifique sur le climato-scepticisme, en français. Selon eux: «L'affirmation que les humains provoquent le réchauffement climatique global est basée sur de nombreux faisceaux de preuves indépendants. Le climato-scepticisme se focalise souvent sur des simples pièces du puzzle en réfutant le tableau complet des preuves. Notre climat change. Nous en sommes les principaux responsables en raison de nos émissions de gaz à effet de serre. Les faits à propos du changement climatique sont essentiels pour comprendre le monde qui nous entoure, et faire des choix éclairés concernant notre avenir».

Petite lecture
Naomi Oreskes et Erik M. Conway, Merchants of Doubt. How a Handful of Scientits Obscured the Truth on Issues from Tobacco Smoke to Global Warming, New York, Bloomsbury Press, 2010.

Les marchands de doute se nomment, entre autres, Fred Seitz, Fred Singer et Will Nierenberg. Ils sont scientifiques, surtout physiciens, et ont connu la Guerre froide, travaillé avec des organismes du gouvernement américain, tels que le NASA, et collaboré avec des think-tanks de droite tels que les Marshall ou Cato Institutes. Leurs objectifs: combattre le consensus scientifique sur tout ce qui menace les idéologies conservatrices ou libertariennes américaines. J’ai donné des exemples plus haut : ils ont lutté aux côtés des tabagistes, des industries polluantes contre les mouvements écologistes dans le cas des pluies acides, par exemple, ont soutenu Reagan et son projet Star Wars même si tous les scientifiques connaissaient son inutilité, et ont même remis le DDT à la mode récemment, malgré les résistances accrues des insectes. Ils montent aux barricades afin de faire de l’obstruction lorsque le gouvernement souhaite réguler une industrie en particulier, sans, de leur coté, avoir recours à la science. En effet, ils ne font que très peu de recherche. Dans notre univers où il y a toujours deux côtés valables à une médaille et que l’information se doit d’être équilibrée – si 1000 scientifiques croient aux changements climatiques et quatre les nient, on assistera toujours à des débats un contre un –, et non objective, ils remportent un bon succès à retarder les réglementations. En revanche, les marchands de doute finissent par perdre, car la réalité, sur laquelle s’appuie la science, finit par l’emporter, même si les problématiques ont empiré et que ces réglementations deviennent, malheureusement, nécessaires.

Un site Internet est également consacré à Merchants of Doubt.