vendredi 6 août 2010

Ma soirée avec Jeff

Je n’ai jamais vraiment écouté Jeff Fillion. Certes, j’ai déjà attrapé quelques bribes de son émission, lorsqu’il sévissait à CHOI, dans un taxi, un ascenseur, une salle d’attente, voire même dans le bureau que je partageais avec l’une de ses fans. C’était un animateur populiste, qui disait à ses auditeurs ce qu’ils souhaitaient entendre tandis que, de leur côté, ils croyaient tirer la Vérité de sa bouche. Ça suivait la même logique que la saucisse fumée que plus de gens mangent… Le fait qu’il risque sa carrière, entre autres, afin de discourir sur le buste d’une animatrice de télé pratiquement inconnue qui l’avait déjà éconduit alors qu’ils étudiaient ensemble me laissait froid. Cela, et ses autres frasques, ne justifiait aucunement qu’on ferme un poste de radio. De toute façon, les tribunaux finiraient par se charger de Jeff.

Je le connaissais donc peu. Je le percevais comme un adepte du libertarianisme, cette idéologie politique de mononcle riche fondée sur la propriété qui prône la quasi-disparition de l’État pour ne laisser place qu’aux règles du marché et qui peut facilement se passer de démocratie. Exit la dignité humaine! Il était aussi groupie de l’Institut économique de Montréal, un organisme de charité (oui, oui; allez vérifier!) qui sert d’agence de marketing à la haute finance en prenant les traits d’un think tank dont l’objectif est de convaincre les gens que l’ordre des choses ne peut être modifié: les riches s’enrichissent et les pauvres s’appauvrissent parce que c’est dans la Nature. Bref, Jeff serait un pirate de l’establishment plutôt naïf et soumis, un avaleur de couleuvres redoutable.

Sur Twitter, on retrouve parfois des débats assez animés, comme celui de jeudi dernier entre Jeff et Antoine Robitaille, journaliste au Devoir et l'un de mes anciens potes du Voir à Québec, à propos de la place et de l’efficacité de l’État québécois opposées à celles du privé, véritable deus ex machina. Je résume la fin du débat, il est en ligne si vous voulez le verbatim:

Antoine: La démocratie, contrairement au privé, permet à la population de choisir ses dirigeants.

Jeff: Mais les gens ont-ils vraiment un choix?

Antoine: Aux dernières élections municipales, les Québécois avaient le choix entre Labeaume et toi.

Et vlan, dans les gencives!

Tweet fight!

Jeff n’a pas répondu à la dernière réplique d’Antoine. Plus tard dans la soirée, Fillion y va d’un de ses gazouillis habituels qu’on croirait écrit par l’auteur de l’autobiographie de Sarah Palin, avec les mêmes clichés, la même paranoïa, la diabolisation de la gauche hautaine qui, en plus, n’accepte jamais d’avoir tort et la dénonciation du vil message des médias «mainstream» (sic). J’entre en jeu et lui dis qu’il s’est drôlement fait fermer le clapet par Antoine durant l’après-midi. Il me répond qu’il n’a pas le temps de voir tous les messages qu’on lui laisse sur Twitter. Je rétorque que c’est une bien faible défense qui ressemble davantage à l’aveu d’une défaite. (Franchement, il échangerait avec un journaliste du Devoir durant une partie de l’après-midi et quitterait avant la fin! Come on!) Il riposte: «Tu peux penser ce que tu veux..... penses tu que ca va changer quoi que se soit dans ma vie.... serieux ??? :-))» (sic).

Le temps est confus sur Twitter. Les messages partent et arrivent, se croisent, et la chronologie est dure à suivre. Je poursuis et lance à Jeff qu’il semble plus à l’aise à répéter des clichés à ses fidèles qu’à débattre, qu'il est au fond comme Platon avec ses yesmen qui suivent son enseignement et ne font qu’ânonner: «ô oui maître, vous avez raison maître». Entre-temps, il m’invite à le suivre à la radio, puis à débattre avec lui à son émission, en précisant la journée. Je lui réponds que mon travail exige que je demande la permission à mes patrons et que je ne refuse pas d’emblée. Puis, coup de théâtre: «Ok toi, tu sembles avoir un probleme. C'est triste de voir que twitter accumule les tetons.... on avait du fun avant !!!» (sic). Comme j’ai dit plus haut, le temps est flou sur Twitter: nos séquences d’événements ne sont peut-être pas les mêmes...


Néanmoins, que fis-je pour qu’il me désinvitât, me demandai-je? Je l’avais pourtant comparé à l’un des plus grands philosophes de l’Antiquité! Un gars de droite en plus!

Peu après, Jeff m’a fait parvenir un message direct, c’est-à-dire que personne d’autre sur Twitter ne pouvait voir, m'implorant, avec insulte, de me désabonner de lui. J'ai répliqué qu’il n’avait qu’à me bloquer…

Cette aventure m’a rendu tristounet. J’appréciais ce dialogue viril entre deux baveux. Mais cette invitation à son émission n'était-elle qu'un piège pour m’effrayer, me clore la trappe? Pourquoi cette volte-face? Je n’en veux pourtant pas au bonhomme, mais à son absence d’esprit critique, à son univers minuscule de démagogue où se dissout la raison, à son discours truffé de clichés de teabaggers. La vraie liberté, celle qui vient avec la culture et l’éducation, permet de s’affranchir des idéologies, de constater leurs forces et leur faiblesses, de choisir quelle voie suivre, d’être souverain.

Dommage. J’aurais aimé qu’il soit mon ami. Je l’aurais invité à souper. Je lui aurais fait un hot-chicken.

Petites lectures
Philippe van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste?, Paris, Seuil, 1991.
Jacques Généreux, Les vraies lois de l’économie, Paris, Seuil, 2005.

Deux titres pour Jeff afin qu’il les range à côté des ouvrages de Hayek, de Nozick, de Friedman, de Rothbard et de Rand qui doivent garnir les rayons de sa bibliothèque. Dans le premier, il devrait lire le chapitre «L’ambiguïté du libertarisme» qui conclut que le libertarianisme – comme on l’appelle ici – n’a finalement pas le choix de favoriser une redistribution des revenus. Puis le second sert à nourrir ses prochaines entrevues avec ses économeux favoris – s’il existe des nationaleux et des syndicaleux, il y a aussi des économistes intégristes et obtus que je néologise économeux –, adeptes de la version néolibérale de leur discipline qu’ils traitent comme une religion et dont les dogmes, selon Généreux, sont à bannir.